LIBERTÉS PUBLIQUES

LIBERTÉS PUBLIQUES
LIBERTÉS PUBLIQUES

L’État est-il fait pour l’individu ou l’individu pour l’État? À sa libération de tout déterminisme surnaturel l’homme a voulu ajouter l’affirmation de son autonomie par rapport à l’autorité terrestre. Les libertés publiques sont ainsi considérées comme des droits naturels, indépendants de la volonté du pouvoir, qui ne pourrait ni les supprimer ni même les réduire. Thomas d’Aquin a donné à cette idée d’une législation supérieure au droit positif une force accrue, en la mettant en accord avec le dogme chrétien; Descartes, enseignant que le monde était entièrement intelligible, a montré qu’il était possible de connaître toutes les lois de l’Univers, y compris ces lois naturelles que l’autorité humaine était tenue de respecter.

Toutefois l’affirmation d’un droit théorique et imaginaire, même sous la forme solennelle d’une déclaration des droits, n’offre aucune garantie réelle, et une véritable liberté semble impossible sans légalité; selon le mot d’Alain, si l’ordre ne vaut rien sans liberté, «la liberté ne va pas sans ordre». C’est pourquoi les libertés publiques ne sont pas de simples règles religieuses ou morales, mais des règles juridiques; elles n’existent que consacrées par la loi. Ce sont des droits reconnus aux particuliers et qui leur permettent de jouir d’un certain domaine d’autonomie.

N’existant qu’en droit positif, parce qu’elles ont été reconnues et aménagées par le pouvoir, les libertés publiques varient naturellement dans le temps et dans l’espace. Lorsque triomphe l’État libéral, elles ont un contenu purement politique et présupposent l’abstention de l’autorité. Mais, dès lors que commence le combat qui verra s’affronter, des décennies durant, deux conceptions de la démocratie, on ne se satisfera plus de la proclamation solennelle de libertés abstraites; on exigera des libertés concrètes.

1. Les libertés publiques et la démocratie

Les libertés publiques se présentent historiquement comme une arme forgée contre l’absolutisme, ce qui conduit logiquement les totalitarismes modernes à les rejeter. En présentant en 1925 son «évangile pour l’Europe du XXe siècle», le Duce s’attaque à elles parce qu’elles nient l’État dans l’intérêt de l’individu; comme celui-ci doit fatalement être écrasé, Mussolini préfère que ce soit par l’État et dans l’intérêt de la collectivité, plutôt que par des puissances économiques occultes. De la même manière, le national-socialisme substitue à l’idée de droit public subjectif celle d’une situation juridique dont l’individu bénéficierait non comme homme mais comme membre de la communauté: les pouvoirs reconnus aux citoyens le sont dans l’intérêt de cette communauté, car ils n’existent que par elle. Au lieu d’accorder à l’individu des libertés en vue de la satisfaction d’intérêts personnels considérés comme supérieurs aux intérêts généraux, on proclame que l’homme ne peut avoir de droits contre la communauté. L’Espagne franquiste tenait l’octroi de toutes les libertés possibles pour un des maux de la civilisation moderne. L’article 33 de la charte des Espagnols proclamait que l’exercice des droits qu’elle reconnaissait «ne pourra porter atteinte à l’unité spirituelle, nationale et sociale de l’Espagne». Il n’y avait de ce fait ni liberté d’association (sur le plan politique comme sur le plan syndical) ni liberté de la presse; la loi constitutive de l’Université, de 1943, imposait à celle-ci d’ajuster ses enseignements au programme du Mouvement. Et si personne ne devait être inquiété pour ses croyances religieuses, on n’autorisait pas «d’autres cérémonies ni d’autres manifestations extérieures que celles de la religion catholique». La grève était enfin considérée comme une subversion contre l’ordre économique et social institué par le régime.

Les libertés publiques sont ainsi indissolublement liées à la démocratie, c’est-à-dire à la forme de gouvernement qui entend inclure la liberté dans le rapport politique. Sans doute l’autorité subsiste-t-elle, mais aménagée de telle manière qu’elle demeure compatible avec l’autonomie de ceux qui lui sont soumis.

La démocratie politique

L’idéal démocratique peut se résumer en une recherche de l’affranchissement de la personne humaine. Lorsque la Déclaration des droits de 1789 proclame que les hommes naissent et demeurent libres, elle se borne à indiquer cette transcendance de l’idée de liberté et impose aux institutions politiques de s’en accommoder, quelles que puissent être les difficultés. Affirmer l’existence de libertés publiques revient à bannir toute contrainte physique ou spirituelle, en insistant sur l’autonomie fondamentale de l’être humain, parce que celle-ci préexiste à toute autorité politique. Pour mieux se protéger contre cette dernière, pour garantir une liberté qui est à la fois disposition de soi et responsabilité, l’homme veut être associé à l’exercice du pouvoir afin d’empêcher les mesures arbitraires. Ainsi conçue, la démocratie est un ensemble de mécanismes protecteurs conciliant l’ordre et les libertés: celles-ci constituent des domaines réservés aux individus et soustraits à l’intervention de l’État; elles n’impliquent de ce dernier qu’une attitude négative d’abstention.

L’homme qui en bénéficie est un citoyen idéal, défini en des termes très généraux faisant abstraction de sa condition et de son milieu; les libertés publiques sont alors des facultés d’agir auxquelles le pouvoir ne doit pas porter atteinte, et dont le support est la nature humaine, toujours et partout la même, insensible aux contingences. Mais les transformations de la vie économique bouleversent cette première conception de la démocratie.

La démocratie sociale

À la place du citoyen, on prend en considération un homme nouveau, défini par les particularités de sa situation personnelle. Alors que le citoyen portait en lui toutes les prérogatives de la nature humaine et tendait à les imposer à son milieu, l’homme «situé» doit attendre de son environnement l’occasion de les conquérir. La liberté est elle-même transformée: celle du citoyen, inconditionnelle et métaphysique, était un attribut de sa personne, qui s’attachait à lui où qu’il se trouve et n’avait pas à être créée, mais simplement reconnue; les libertés publiques apparaissaient comme des droits naturels, exigeant seulement de l’ordre social qu’on ne les entrave pas. Ainsi les déclarations des droits de l’époque révolutionnaire supposaient-elles qu’une fois affranchis de l’arbitraire des gouvernants les hommes pourraient mettre en œuvre les prérogatives qu’ils tenaient de la nature humaine et en tirer tout le profit qu’elles impliquaient.

Mais l’expérience a montré que ces libertés n’étaient qu’un vœu pieux si l’on se bornait à leur proclamation solennelle, qu’elles n’étaient que leurre et duperie du fait de la dépendance économique dans laquelle l’individu était maintenu par la simple réalité quotidienne. Pour l’homme situé, la liberté n’est plus une donnée préexistante que l’on se contente de protéger, mais une faculté qu’il faut conquérir. À la liberté se substitue la notion de libération, c’est-à-dire la recherche d’un aménagement des rapports sociaux qui permette de jouir effectivement d’une liberté que l’on n’a pas encore. La démocratie politique demeurait au plan des idées générales, et la seule vertu des libertés publiques était d’être déclarées inviolables. Mais si la liberté n’existe pas encore, si elle doit être conquise, l’attitude envers le pouvoir change nécessairement; au lieu de l’ennemi contre qui on doit se protéger, il devient le pourvoyeur de la liberté. Alors que la Révolution française définissait la loi comme une «protection de la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent», désormais les masses essayent de conquérir le pouvoir afin que les gouvernants fournissent à chacun les conditions d’une liberté réelle.

Cela affecte le contenu des libertés publiques. Les textes du XVIIIe siècle mettaient en épigraphe les droits individuels; maintenant on insiste sur les droits sociaux. La réalisation des libertés publiques était laissée à la seule initiative des individus, à leur adresse et à leur intelligence; c’était une autorisation à développer soi-même sa propre personnalité, à l’abri de l’arbitraire. Les libertés publiques de la démocratie sociale sont des exigences et non plus la simple délimitation de facultés innées; à la place de défenses formulées à l’encontre de l’État, on trouve des revendications des individus à des prestations positives du pouvoir. Parce qu’avec l’affirmation de droits sociaux il est inconcevable que l’homme puisse asseoir seul sa liberté, l’État est invité à assurer les conditions de sa libération. Du droit-protection, on passe à une créance sur la collectivité: c’est la prétention à obtenir d’elle tout ce qui est nécessaire pour que l’exercice de la liberté soit effectivement possible; au lieu de demander à pouvoir agir sans contrainte, on demande à être aidé. Les libertés ne sont plus uniquement des facultés de faire – ou de ne pas faire – mais aussi des droits d’exiger de l’autorité les moyens de les exercer. Libérer l’homme de toutes les formes d’oppression devient le but officiel de tous les régimes; mais on n’y parvient pas partout de la même façon.

2. Le droit des libertés publiques

La démocratie libérale s’est attachée à définir un régime juridique des libertés publiques, mais comme leur installation progressive avait laissé certaines habitudes de pensée, elle s’est trouvée contrainte d’admettre une classification de ces libertés.

Le régime juridique des libertés publiques

Sur le plan du droit positif, les libertés publiques posent trois types de problèmes: leur reconnaissance, leur réglementation, leur protection.

La reconnaissance des libertés publiques

La reconnaissance des libertés publiques n’est pas envisagée partout avec la même urgence. La tradition française veut que, pour exister, une liberté soit d’abord définie; elle ne se conçoit pas sans texte. Il faut en chercher l’origine dans les déclarations des droits ou les préambules constitutionnels, voire dans la constitution elle-même. C’est que les Français, selon le mot d’un juriste contemporain, «adorent les déclarations de principe et méprisent les procédures qui en sont la garantie. Le résultat est que les Anglais qui ne se sont jamais répandus en déclamations sur les droits de l’homme ont l’habeas corpus et que nous avons la garde à vue» (G. Vedel).

En Angleterre, en effet, on affirme volontiers que la liberté se démontre moins qu’elle ne se sent et l’on pense qu’un régime de liberté ne peut durer si la majeure partie des membres de la société ne sont pas intéressés à le maintenir intangible. Aussi bien, sa défense ne résulte-t-elle pas des textes mais davantage des mœurs et de coutumes respectées par tous. Nul n’a jamais songé à proclamer solennellement les libertés ni même à les définir avec précision, et la Magna Charta a, en fait, peu d’importance pour la protection des droits publics. Il paraît moins utile de reconnaître un droit que de définir les infractions à ce droit; son existence nominale compte moins que celle d’un remède efficace aux empiètements d’autrui, y compris ceux des autorités publiques. C’est pourquoi, au lieu de définir des libertés particulières, on affirme une liberté générale fondée sur la suprématie du droit: les libertés publiques reposent sur la règle de droit (rule of law ) qui implique l’égalité de tous, particuliers ou collectivités, fonctionnaires ou simples citoyens devant la loi du pays appliquée par les tribunaux de droit commun.

La réglementation des libertés

La réglementation des libertés, parce que celles-ci ont d’abord été une arme contre le pouvoir exécutif, est traditionnellement confiée à la loi. Tel fut le principe posé jadis par l’article 4 de la Déclaration de 1789 et aujourd’hui consacré par l’article 34 de la Constitution française de 1958, qui range dans les matières législatives «les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques».

L’administration n’est pas pour autant tenue à l’écart. Si la liberté est simplement prévue, mais non organisée par la loi, si le législateur s’est borné à la proclamer en termes généraux sans définir ses conditions d’exercice, la jurisprudence française reconnaît à l’autorité de police des pouvoirs très étendus; elle ne les lui mesure que dans l’hypothèse où la loi aurait tout réglé elle-même jusque dans les détails.

Cette réglementation de l’exercice des libertés peut se faire de deux manières, la répression ou la prévention . Le régime répressif ne soumet l’usage d’une liberté à aucune condition ou contrôle préalable; l’individu est parfaitement libre d’agir, sauf à répondre devant un juge de l’abus qu’il aura pu commettre. Le régime préventif subordonne l’exercice des libertés à une intervention a priori de l’Administration, aux moyens de procédés qui vont, dans un ordre de sévérité décroissant, de l’autorisation préalable à l’interdiction puis à la déclaration préalable.

En France, le régime répressif, qui est le plus libéral, s’applique aux libertés essentielles, mais il se rencontre très rarement à l’état pur. En Angleterre, au contraire, la règle est que le citoyen puisse faire tout ce que la loi n’a pas défendu, sous le simple contrôle de juges dont l’autorité et le prestige suffisent à écarter aussi bien les excès des particuliers que les empiètements du pouvoir politique. La liberté est la base, et ce sont les prérogatives du pouvoir qui doivent être légitimement définies.

La protection des libertés

La protection des libertés est partout confiée au juge mais il y a des nuances sensibles entre les systèmes juridiques. En Angleterre, sauf flagrant délit ou infractions particulières limitativement prévues par la loi, nul ne peut être arrêté ou détenu sans une décision judiciaire rendue en vertu d’une loi déterminée ou de la common law. Toute personne arrêtée et soumise à un emprisonnement d’apparence illégale, ou tout individu s’intéressant à elle, peut demander au juge de délivrer à l’adresse du geôlier ou de l’officier de police un writ of habeas corpus , c’est-à-dire une injonction prescrivant de présenter corporellement la personne concernée devant un tribunal afin que celui-ci décide souverainement si la détention doit ou non être maintenue. De lourdes pénalités assurent à tous les stades de la procédure le respect de la décision judiciaire.

En France, aux termes d’une jurisprudence traditionnelle, les dommages causés par les agissements administratifs, dont la réparation est normalement de la compétence de la juridiction administrative peuvent à titre exceptionnel relever de la compétence du juge judiciaire, lorsqu’ils constituent une atteinte à une liberté «fondamentale». Ce régime de protection renforcé s’exprime par la théorie de la «voie de fait» qui ôte à l’Administration le privilège de juridiction résultant pour elle de la séparation des pouvoirs: les tribunaux judiciaires reçoivent en effet une compétence totale, immédiate et exclusive pour prévenir, faire cesser et réparer les irrégularités grossières portant atteinte aux libertés publiques fondamentales. En revanche, une atteinte tout aussi grave à une liberté non fondamentale sera tenue pour une illégalité simple, et l’Administration conservera alors son privilège de juridiction.

Ainsi la liberté du commerce et de l’industrie n’étant pas rangée dans la première catégorie, les atteintes graves à une activité professionnelle ne sont pas des «voies de fait» et relèvent du tribunal administratif. Au contraire, la liberté individuelle sera protégée par l’autorité judiciaire, considérée comme sa gardienne naturelle.

On pourrait s’étonner de cette différence de traitement et affirmer que, toutes les libertés étant solidaires, leur respect s’impose également. Mais, parce que le pouvoir contre lequel elles furent initialement définies semble en menacer certaines plus que d’autres, la protection n’est pas vraiment égale et, s’il n’y a pas classement, il y a tout de même une classification dans les faits.

La classification des libertés publiques

Sur le plan philosophique, il peut paraître absurde de vouloir établir une hiérarchie, car chaque liberté ne fait que traduire, dans un domaine particulier d’activité, la liberté foncière de l’individu. Mais il ressort du droit positif que tous les secteurs dans lesquels s’exerce la liberté n’apparaissent pas également essentiels au développement de la personne humaine: il existe des libertés fondamentales et des libertés dérivées.

– Ce sont, d’une part, les droits qui, conformément à la tradition sont considérés comme inhérents à la nature humaine. Ce sont ceux à travers lesquels s’affirme l’autonomie de la personne: sûreté individuelle, liberté d’opinion et de croyance. Il s’y ajoute les droits qui apparaissent comme leurs compléments nécessaires dans la mesure où ils en permettent un exercice plus complet, tels que la liberté d’aller et venir, la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté du culte et la liberté d’enseignement.

– Ce sont, d’autre part, les droits économiques et sociaux qui sont essentiellement soit des pouvoirs d’agir, que l’homme situé a toute latitude de mettre directement et immédiatement en œuvre (droit syndical, droit de grève, droit à la sécurité du travail), soit des pouvoirs d’exiger, pour lesquels l’individu ne peut prétendre au même traitement que celui dont il bénéficie en matière de libertés politiques et qui tiennent plus du programme que de la constatation. Ils se limitent même parfois à légitimer les moyens de pression que leurs titulaires utiliseront à l’encontre des gouvernants.

Les contours de ces deux catégories ne sont pas d’une extrême précision. Ainsi, en France, on ne tient pas pour attentatoires à des droits fondamentaux tous les actes administratifs mettant en cause les libertés traditionnelles de l’individu. La liberté corporelle et son corollaire l’inviolabilité du domicile bénéficient évidemment de la protection la plus large: une arrestation ou une détention abusive ou arbitraire constitue ainsi une atteinte à la liberté individuelle au sens du Code de procédure pénale et relève de la compétence judiciaire, tant en ce qui concerne les actions dirigées contre les collectivités publiques que celles visant leurs agents. Mais il n’en va pas de même pour toutes les libertés de la personne physique; et, bien que relevant de la première catégorie, les interdictions de circuler, les refus de passeport, les expulsions du territoire national ressortissent des tribunaux administratifs dont les moyens d’action à l’encontre de l’Administration sont moins énergiques que ceux dont dispose le juge judiciaire.

Malgré ces nuances, il demeure que l’essentiel du régime juridique des libertés publiques est fonction de cette distinction entre libertés fondamentales et non fondamentales. Les premières jouissent de garanties renforcées, les autres, sans se confondre avec les compétences légales des citoyens, ont une protection moins efficace. C’est cette hiérarchie qui va être contestée.

3. La crise des libertés publiques

Parce que la liberté véritable ne saurait résider dans une indépendance chimérique à l’égard des lois de la nature et de la société; parce qu’elle serait, au contraire, inséparable de la connaissance de ces lois et de leur utilisation méthodique, le marxisme entendra apporter à la vision libérale une contestation qu’il veut fondamentale. Seule la disparition des modes de production fondés sur l’exploitation de l’homme par l’homme suscitera un individu entièrement libre, c’est-à-dire ignorant toute aliénation. Alors seulement commencera la liberté vraie, qui ne peut se concevoir qu’au stade supérieur de la société communiste, après le dépérissement de l’État, quand cessera le «travail imposé par le besoin et la nécessité extérieure». Cette conception marxiste s’est développée dans deux directions: la critique de la liberté abstraite d’abord, l’affirmation de la liberté concrète ensuite.

La critique de la liberté abstraite

La prétendue liberté individualiste est fausse et repose sur un postulat erroné: on a voulu faire croire à l’homme qu’il n’était libre que dans la mesure où il se mettait hors de la société, alors que «ce n’est que dans la communauté que la liberté de l’homme devient possible».

Cette illusion est née de l’ignorance dans laquelle l’individu se trouve de ses propres conditions historiques; elle a été entretenue par une analyse métaphysique séparant les éléments de la réalité humaine, l’homme n’étant pas situé dans son contexte social. On a présenté comme absolue une liberté qui n’est que relative et historique: n’a-t-elle pas servi à la bourgeoisie dans sa lutte contre la féodalité, pour établir un nouveau pouvoir qu’il était impossible de construire ouvertement sur l’argent?

La révolution bourgeoise constitue certes un progrès, mais elle ne peut aboutir qu’à une liberté tronquée, car l’État qu’elle installe n’est qu’une «assurance mutuelle de la classe bourgeoise contre ses membres isolés et contre la classe exploitée» (Marx); c’est une machine d’oppression d’une classe par une autre, le moyen par lequel la classe dominante essaie de se maintenir dans sa position privilégiée en luttant contre la majorité; cet État n’est pas une communauté. La démocratie bourgeoise, étroite et fausse, est un paradis pour les riches mais n’est qu’un piège pour les pauvres et les exploités. Jouet des propagandes et des idéologies, l’individu croit être libre alors qu’il est soumis à une oppression économique qui le rend incapable de se faire lui-même une opinion. Il n’y a de liberté véritable que pour les membres de la bourgeoisie et les déclarations des droits ne sont qu’une façade dissimulant la réalité de l’aliénation politique.

Il ne faut pas poser le problème de la liberté, mais rechercher les moyens indispensables pour que l’homme soit libre. Pour obtenir la vraie liberté, il faut se défaire de la fiction d’une liberté abstraite.

Les excès de la liberté concrète

Dans sa lutte contre la féodalité, la bourgeoisie a proclamé certaines libertés concrètes; mais une fois son pouvoir établi, elle a refusé de leur accorder une quelconque valeur, comprenant que toutes ces armes qu’elle avait forgées se retournaient contre elle, que «tous les dieux qu’elle avait créés l’abandonnaient». Le communisme entend les reprendre à son compte; mais il ne s’agit plus d’un mythe: ce sont des libertés réelles . Considérant comme sans valeur un droit purement juridique que les titulaires n’ont pas les moyens de réaliser, les régimes politiques qui se réclameront du marxisme accompagneront l’affirmation de chaque liberté de la mise à la disposition des citoyens de tous les éléments permettant son application.

Les apparences peuvent être trompeuses: la Constitution stalinienne ne traitait pas la liberté individuelle autrement qu’on le faisait en Occident; «l’inviolabilité de la personne est garantie aux citoyens de l’U.R.S.S. Nul ne peut être arrêté autrement que par décision du tribunal», cependant que «l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance sont garantis par la loi».

Jusqu’à ce qu’elles volent en éclats sous les effets de la «perestroïka», les constitutions marxistes s’attachent cependant moins à l’énumération des libertés qu’à l’affirmation des garanties matérielles, dans le domaine des droits socio-économiques comme dans celui des droits et libertés socio-politiques. S’il y a des garanties juridiques, elles ne sont considérées comme pleinement efficaces que lorsque la réalité des libertés est assurée par l’existence de moyens matériels adéquats. Selon l’article 125 de la Constitution soviétique, «la loi garantit aux citoyens de l’U.R.S.S. la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté des réunions et des meetings, la liberté des cortèges et des manifestations de rues. Ces libertés sont assurées par la mise à la disposition des travailleurs et de leurs organisations des imprimeries, des stocks de papier, des édifices publics, des P. et T., etc.» Le droit au travail, considéré comme la liberté essentielle, est lui-même, en vertu de l’article 118, «assuré par l’organisation socialiste de l’économie, l’accroissement constant des forces productives de la société soviétique, par l’élimination de la possibilité des crises économiques et par la suppression du chômage».

Pour accéder à cette liberté vraie, il faut nécessairement une période de transition: la dictature du prolétariat; c’est alors seulement que, passant d’une définition abstraite et illusoire à une réalité concrète, la liberté se transformera et prendra un contenu nouveau. Naturellement l’État devra intervenir pour donner aux citoyens les moyens matériels d’exercer leurs droits, mais c’est l’État d’une société homogène et non plus la juxtaposition hypocrite du pouvoir effectif d’une classe et du pouvoir nominal des autres. Il est donc inutile de poser le problème dans les termes d’antagonisme propres à la «démocratie bourgeoise»: l’harmonie se veut telle ici que la contrainte ne pèse que sur ceux qui veulent rompre la solidarité des membres du groupe.

Il est en tout cas légitime que ces libertés, garanties matériellement par le socialisme et coïncidant avec les intérêts du peuple, ne puissent être utilisées contre lui. Elles sont fonction du régime politique et social, et trouvent leur limite immanente dans l’impossibilité où elles se trouvent d’être utilisées contrairement à leur origine et à leur but. Selon le procureur général des grands procès de Moscou, Andreï Vychinsky, si la liberté individuelle implique naturellement le droit de défense pour tout accusé, l’avocat doit «défendre son point de vue et prendre la parole courageusement dans la discussion pour que, dans ce qu’il affirme, tout ne soit point fonction de l’intérêt de son client, mais soit aussi dans l’intérêt de l’édification socialiste et dans les intérêts de notre État», car sa mission est d’ordre public et lui interdit de trouver des excuses pour les actes qui risquent de porter tort à la construction du communisme.

Tel est bien le comportement, en Tchécoslovaquie, des «défenseurs» des accusés du procès Slansky, que retrace L’Aveu d’Artur London. Telle est la règle proclamée par la Constitution de la Pologne communiste, selon laquelle «l’abus de la liberté de conscience et de confession dans le but de porter atteinte aux intérêts de la République populaire» est puni par la loi, cependant qu’il est interdit d’utiliser la liberté d’association pour créer des organismes dont l’activité porterait un préjudice au régime ou à l’ordre légal de l’État. Autrement dit, il n’était de libertés concevables qu’en vue du renforcement de l’ordre économique populaire.

Dès lors que vacille le postulat de l’unité politique du peuple, les libertés publiques cessent d’être l’instrument de participation de l’homme aux bienfaits de la «société socialiste». C’est une nouvelle révolution. Mais les libertés publiques n’en ont pas, pour autant, retrouvé l’unité à laquelle elles prétendent.

Libertés publiques ensemble des droits fondamentaux individuels ou collectifs proclamés ou reconnus aux personnes et aux groupes face à l'État. (Les libertés publiques sont la traduction, en droit français, des Droits de l'homme et du citoyen, que le préambule de la Constitution de 1958 proclame solennellement.) [droits de l'homme.]

Encyclopédie Universelle. 2012.

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